Walid cherche les bons mots (et moi aussi).

- Comment tu préfères qu’on t’appelle ? Avec ton fauteuil, je veux dire. C’est Walid qui m’a posé cette question. Elle m’a fait sourire… puis réfléchir. Parce qu’en fait, elle dit tout. Alors j’ai répondu, longuement. Voici ce que je lui ai raconté, et que j’aimerais vous raconter aussi.

Walid le valide
9 min ⋅ 12/07/2025

🎧 Avant de démarrer cet article, comme je sais que Walid est busy, j'ai enregistré le contenu en audio, au cas où il ait la flemme de lire, ou qu'il préfère m'écouter à la salle. Mais par contre j’ai fait ça sans montage, sans habillage, et sans chichi - parce que faut pas abuser non plus, et moi aussi je suis busy (même si je ne vais pas à la salle).

- Est-ce que je peux te poser une question un peu gênante ?

- Bien sûr, vas-y (en général, quand ça commence comme ça, dans 80% des cas les gens me demandent soit comment je fais pour faire pipi, soit comment je fais pour dormir - c’est fou comme ça intrigue les gens et donc, pour éviter que vous ne deveniez insomniaques, je vous livre la réponse même si vous ne m'avez rien demandé : je fais comme tout le monde - je fais pipi aux toilettes et je dors dans un lit - what did you expect ?)

- Comment tu préfères qu’on t’appelle ?

- Euh… Charlotte ?

- Non, mais je veux dire, avec ton fauteuil. Est-ce qu’il faut dire “personne en situation de handicap” ? Ou bien “handicapée” ?

- Ah ! Je préfère « Sa Très Inaccessible Majesté » je trouve ça plus stylé .

Trêve de plaisanteries, ça c’est une vraie bonne question, et tu as raison, les mots c’est important, et ça en dit long… J’ai pas mal réfléchi sur le sujet, et voilà ce que je peux partager avec toi si ça peut t’aider. Tu vas voir, c’est assez ouf, et perso, je suis convaincue que dans le choix des mots il y a une des clés les plus puissantes pour résoudre la situation.

I. L’histoire des mots est déjà bien chargée – c’est parti pour un petit cours d’étymologie, mais promis, pas chiant.

À l’origine, on disait infirme (du latin infirmus) : qui signifie littéralement « sans force », « faible ». Le terme est utilisé dans les textes religieux avec une connotation de faiblesse morale autant que physique. Le mot « infirmerie » est apparu avec l’abbaye de Cluny au Xe siècle, et c’était le lieu où on enfermait (« enfermerie ») les malades, MAIS AUSSI les vieillards, les indigents, voire certaines personnes considérées comme « déviantes »… dans l’idée de soigner tout ce petit monde. Bon déjà, on commence à pressentir, qu’on n’était pas parti sur des super bases… Mais c’est hyper intéressant parce que ça contient une notion de faiblesse, mais au sens de faiblesse sociale ! En gros, on fourre tous les déglingos dans le même sac. Et là, le concept se charge de deux boulets dont il va avoir du mal à se défaire : pied droit - un héritage religieux associé à la charité, pied gauche - une notion d’institutionnalisation (c’est-à-dire d’être pris en charge dans une institution en dehors de la société).

Puis le langage évolue, et on se met à parler d’ « invalide », mais d’abord exclusivement pour désigner les militaires blessés qui ne peuvent plus servir. (hum hum) L’Hôtel des Invalides fondé à Paris par Louis XIV en 1670, avait typiquement pour mission d’accueillir les soldats blessés ou trop âgés. Ça vient aussi du latin, invalidus, formé du préfixe privatif -in et du mot validus, c’est-à-dire fort, vigoureux. Là, aussi, c’est hyper important, parce que la notion se définit en négatif par rapport à une norme de force, souvent virile et militaire. Après la Première Guerre mondiale, le nombre de soldats blessés est tel, que le statut d’invalide devient un statut social et administratif, en lien avec le fait de ne plus pouvoir travailler. C’est parce que les invalides de guerre étaient légion (et assez proche des structures d’État) qu’ils vont obtenir le versement de pension pour compenser leur inaptitude au travail.

Au XIXe siècle, avec l’essor de l’industrialisation, de la médecine, des statistiques, de l’hygiénisme… on va commencer à mettre en place une nomenclature médicale et sociale pour répartir les estropiés, les déficients, les débiles, les anormaux… (oui on disait vraiment ça), = tous ces corps considérés comme improductifs.

Alors loin de moi l'idée d'accuser le capitalisme de tous nos maux, je vais essayer d'être un petit peu plus nuancée que ça, mais honnêtement ça n'a pas aidé, dans le sens où la notion de productivité (et d’improductivité) va vraiment être centrale et encore aujourd'hui nous coller aux basques.

En parallèle, le mot handicap fait sa life dans les pays anglo-saxons, mais sans aucun rapport avec notre sujet, parce qu’à l’origine c’était un jeu : hand in cap (la main dans le chapeau). Ce jeu consistait à échanger des objets de valeur inégale avec un arbitre qui évaluait la différence de valeur, et chaque joueur devait mettre une somme dans un chapeau pour compenser. (Qu'est-ce que tu veux que je te dise, on s’amusait comme on peut en Angleterre au XVe siècle.) Puis le mot handicap va s’appliquer au sport, notamment au monde hippique (ou au golf, tu as peut-être déjà entendu ton collègue se vanter d’être “handicap 4” - ce serait trop drôle comme insulte - je reviens à nos moutons, ou plutôt à mes chevaux): si le cheval est plus performant que les autres, on lui impose un désavantage volontaire (par exemple un poids supplémentaire ou une distance plus longue pour équilibrer la compétition). C’est le premier sens sportif du mot handicap : introduire une égalisation pour que la course reste juste. Et c’est à partir de cette notion de désavantage dans la course sociale, que le mot va glisser dans le champ médical. Les personnes handicapées portent un poids invisible qui les empêche d’aller aussi vite ou aussi loin que les autres. Ça va devenir un terme officiel après la création de la Sécurité Sociale en 1950, où le terme travailleur handicapé va apparaître pour la première fois dans un cadre juridique, lié au travail et aux droits sociaux. Le terme n’est donc plus utilisé dans un sens sportif, mais comme une condition sociale, et devient un statut légal pour les personnes reconnues comme ayant une invalidité.

II. Le game-changer : l’apparition du modèle social avec les Disability Studies

Jusque-là, le modèle médical règne en maître et considère le handicap comme un problème individuel, lié à une déficience physique, mentale, ou sensorielle. Le principal enjeu devient alors de soigner, rééduquer, compenser, adapter la personne.

Mais dans les années 70-80, on va assister à une rupture massive avec l'émergence d’une conception non plus médicale, mais sociale du handicap. C’est-à-dire que le handicap ce n’est pas ce qui arrive à la personne, mais c’est ce que la société lui fait subir. Cette rupture est engendrée par l’émergence des Disability Studies, un champ de recherche interdisciplinaire (principalement au Royaume-Uni et aux États-Unis), qui cherche à penser le handicap comme un fait social, culturel et politique. La grosse nouveauté c’est que dans ce groupe de recherche il y a des personnes handicapées et elles sont là non pas comme objets d’études mais comme penseurs, un peu comme dans d’autres mouvements de libération : féminisme, black studies, queer studies, etc.

En France, on ne connaît très mal ces théories, et je me suis amusée à comparer les pages Wikipédia en français et en anglais, je t'invite à cliquer sur les liens juste pour te rendre compte de l'étendue de notre ignorance au pays de Molière. En anglais, la page est hyper fournie, en français, elle fait LITTÉRALEMENT 2 LIGNES. (À bon entendeur…)

Je vais même faire un pas de plus vers toi (tiens, est-ce que c'est validiste de parler de pas ?) et te faire un copier-coller en images si jamais tu as eu la flemme de cliquer sur les liens.

En France = 2 lignesEn France = 2 lignes

En anglais ils ont même un sommaire En anglais ils ont même un sommaire

Tu peux retenir le nom de Michael Oliver, un sociologue, lui-même en fauteuil roulant, qui va distinguer la notion d’impairment (la déficience, c’est-à-dire le fait d’avoir un corps ou un esprit qui fonctionne différemment) du handicap (les obstacles sociaux qui empêchent la pleine participation). La phrase-clé : Disability is the disadvantage or restriction of activity caused by a contemporary social organization which takes little or no account of people who have impairments…” (Social Work with Disabled People, 1983)

Et du coup, tu comprends que si le handicap c’est lié la société, l’utilisation de l’expression personne en situation de handicap découle directement de là et veut rendre compte de ça. On arrête d’essentialiser la personne handicapée en la réduisant à son handicap, mais on laisse entendre que c’est la situation qui est source handicap.

III. Le problème c’est que du coup ça veut tout et rien dire.

Avant, on classifiait les estropiés, les anormaux, et autres joyeusetés. Et puis on a tout mis sous la même étiquette fourre-tout : personne handicapée. Mais ça crée un nouveau problème : le problème, c’est que ça revêt des situations tellement différentes, que parfois il n’y a pas de réalité commune entre deux personnes en situation de handicap. Genre moi avec mon fauteuil, je n’ai pas la moindre idée des difficultés auxquelles est confrontée une personne aveugle ou malvoyante par exemple. Alors, on a quand même des grandes familles : le handicap moteur, le handicap sensoriel, le handicap mental, le handicap psychique… Mais il n’y a aussi tout un tas de troubles, les maladies chroniques invalidantes qui rentrent dans le lot. C'est pour ça que les chiffres varient autant quand on parle de la population handicapée, en fonction de la définition, plus stricte qu'on met derrière. (Et d’ailleurs, pour info, on emploie toujours le mot invalide, avec la carte d’invalidité, ou la pension d’invalidité, qui sont encore des critères administratifs en vigueur, je trouve ça ouf que ce terme soit encore utilisé OFFICIELLEMENT.)

J’avoue que c’est un peu le bordel, et que moi-même je suis perdue. Je pense que la clé c’est d’avoir conscience que les mots ne sont pas neutres, et qu’ils disent quelque chose de notre rapport à la norme.

Tu veux du concret ? Je vais essayer de faire simple :

Déjà je pense qu’on est ok pour arrêter de dire « un ou une handicapée » : NO GO. Parce que c’est hyper réducteur. Donc je parlerais plutôt de personne handicapée. Personne en situation de handicap, why not, tu ne prends aucun risque, c'est très politiquement correct, mais pour moi c’est un peu alambiqué. Souvent quand je parle de moi, je dis juste « je suis en fauteuil ». Ça a le mérite d’être factuel, sans connotation morale, ni sociale.

À ce propos, l'autre jour, je suis tombée sur une dinguerie made in Dubaï. Au lieu de parler d'accès réservé pour les personnes en fauteuil, ils sont allés inventer une nouvelle dénomination : “people of determination” ! Non mais ça va pas ? Toujours plus loin dans la bravoure et l’héroïsation, c'est grave.

Pour ne pas désigner la personne, mais plutôt la société, on va parler de politique d’inclusion et d’accessibilité, mais pareil, inclusion, ça finit par ne plus vouloir rien dire, et du coup je trouve que ça contribue à dépolitiser le sujet. Et ça sous-entend qu’avec un peu de bonne volonté, et les bons aménagements le problème est réglé. Alors que le problème est beaucoup plus profond que ça, c’est vraiment la question de la norme qui est en jeu, et de la représentativité. Et surtout ça, sous-entend un peu que nous les personnes handicapées, on doit nous faire une place. Mais une place dans quoi ? Dans le monde des valides ? Non merci. C'est comme ça que dans la prochain épisode tu vas vouloir me coller un exosquelette, je te vois venir gros comme une maison. Pourquoi ce ne serait pas toi qui t'adapterais à mon monde Walid ?

Aujourd’hui, on a tendance à être encore plus flous, en parlant carrément de personnes en situation de dépendance, mais aussi, et surtout de fragilité, de vulnérabilité… Là aussi ça pose des grosses questions. On parle de qui exactement ? De quoi ? Et toujours par rapport à quoi ? C'est comme ça que Sandrine, coach fictive sur LinkedIn et experte en mièvreries, va finir par faire un post en disant : “Mais au fond on est tous un peu handicapés ! 🫶”. Non Sandrine, on est pas “tous un peu handicapés” (jusqu'à preuve, du contraire, toi, tu n'es pas discriminée au quotidien, et non, les lunettes, ça ne compte pas).

Ou du moins pas encore. Je vais t'expliquer pourquoi :

IV. Nos amies les personnes âgées

Je suis toujours très étonnée qu’on s’acharne à faire un silo pour les personnes handicapées, et un autre pour les personnes âgées (typiquement dans les portefeuilles ministériels, dans les cases administratives). Pour moi c’est problématique à deux titres :

  • Primo parce que selon moi ça contribue un peu à stigmatiser la personne handicapée.

  • Deuzio, on a l’impression que ça concerne un petit nombre de personnes, alors qu’on sait tous que les personnes âgées pour le coup, c’est un énorme marché qui va en plus s’accroître avec le vieillissement de la population. Pardon de parler de marché, je sais qu'on parle de personnes, mais je vais dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : le nerf de la guerre, même en politique, ça reste l’argent. C’est comme ça.

Alors que :

  • Les besoins d’une personne handicapée sont exactement les mêmes que ceux d’une personne âgée : mobilité réduite, perte de sensorialité, de capacité cognitive, besoin d’accompagnement humain…

  • Tout le monde, y compris les valides, finira par être âgé(e) et donc confronté(e) à la situation de handicap, un jour ou l’autre. Mais c'est un peu plus subtile que le message de Sandrine, parce que ce n'est pas vague et absolu, c’est lié au vieillissement et à la façon dont notre société est aujourd’hui construite pour les personnes bien portantes, dans la fleur de l'âge, et donc à la place qu'elle accorde “aux autres”. Je suis 100 % d'accord pour dire qu’on est tous des handicapés en sursis, ça c'est vrai, et c’est ça qu’il faut vraiment intégrer et se graver au fond du crâne.

Je le remets en gros, au cas où tu lises en diagonale : on est tous des handicapés en sursis. Surtout toi Walid ! (et Sandrine du coup).

À partir du moment où tu as compris que toi aussi tu allais être handicapé, tu vas peut-être arrêter de penser que ça ne te concerne pas. Parce que c’est humain, c’est toujours difficile de faire une place aux autres, surtout quand on ne se sent pas concerné. Ça demande de faire un effort, c’est perçu comme une injonction à partager la place, une contrainte à assumer, la flemme à dépasser… Mais rends-moi service Walid, sois égoïste ! Pense à toi plus tard, et demande-toi dans quelle société tu voudras vivre quand tu seras vieux ? Quand avec ta canne, tu seras en galère-sa-grand-mère et que tu ne pourras plus descendre les escaliers du métro. Quand tu ne pourras plus vivre dans ton appartement, parce que tu habites au cinquième étage sans ascenseur et que ta baignoire est foireuse, et que tu as besoin d’aide humaine. Ça te fait kiffer, l’idée d’aller en maison de retraite et de ne plus en sortir ? Tu ne préférerais pas rester chez toi, dans ton environnement, en ayant les moyens de compenser et d’accompagner ta vieillesse ? Perso, moi je ne demande pas mieux, sauf que j’ai 50 ans d’avance sur toi, même si on a à peu près le même âge.

À ce propos, petit fun fact, le pays où l’accessibilité est la plus avancée, c’est le Japon, qui a dû se retrousser les manches sérieusement pour faire face au vieillissement massif de sa population, il y a déjà plusieurs décennies. Et chez eux la loi qui accompagnait ce projet s’appelait : Plan pour une société universelle. Intéressant non ? Ça ne s’est pas appelé « loi pour les viocs », ou « loi handicap ». Je dirais même que ça va jusqu’à renverser le concept d’inclusion ! Ce n’est plus la personne handicapée et âgée à qui on essaye de faire une petite place là-bas, au fond à droite près du radiateur, mais la personne valide qui va pouvoir bénéficier de tous les avantages liés à l’accessibilité. Moi je dis banger de changement de paradigme.

Je n'ai pas toutes les réponses à ta question Walid, moi aussi je ne suis pas toujours à l’aide avec les termes, mais parce que j’ai déjà écrit quatre pages, et que tu es sacrément brave de m’avoir lue jusqu’ici, alors que je parle littéralement de l’histoire du mot infirme, dont tout le monde se fout, en conclusion, j’ai quelques pistes à partager avec toi pour une conception plus juste :

  1. Arrête de considérer que le handicap n’est pas ton affaire. Ça commence probablement par l’usage des mots. En tout cas c’est un enjeu de sémantique, de définitions, d’éducation…

  2. Fais tout ton possible pour rendre l’environnement physiquement accessible (pas que pour les fauteuils, mais aussi pour les personnes sourdes, malentendantes, aveugles, malvoyantes ou avec des troubles cognitifs). Pas besoin de défoncer toutes les rues au bulldozer (on verra ça plus tard), ça peut déjà commencer par des petits gestes individuels simples, notamment sur nos comportements numériques : décrire les images avec le texte alternatif, faire attention à l’accessibilité des sites, sous-titrer les vidéos…

  3. Revaloriser les métiers d’accompagnement : les auxiliaires de vie, les infirmier(e)s, les aides-soignant(e)s, les auxiliaires de vie scolaire… Ces personnes sont centrales, et dans la relation d’accompagnement il y a un espace qui s’ouvre pour la rencontre, le dialogue, sans paternalisme ni infantilisation, mais comme deux personnes qui s’apportent mutuellement quelque chose.

  4. Repenser la question de la représentativité : comment et où sont représentées les personnes avec un handicap ? Qu’est-ce qu’il faut changer dans notre imaginaire collectif et individuel ?

Je m’arrête là, parce que sinon je vais finir par réclamer un ministère de la sémantique et de la représentativité. Et personne n’est prêt pour ça, pas même moi.

(Et surtout, il faut que j'aille faire pipi. Aux toilettes du coup.)

Bisous.

Papillons (toujours).

Walid le valide

Walid le valide

Par Charlotte de Vilmorin

Une femme debout bien assise.

Je m’appelle Charlotte de Vilmorin.

Je suis entrepreneure, autrice, et je vis en fauteuil roulant depuis toujours.
J’ai co-fondé plusieurs entreprises pour faciliter la mobilité des personnes en fauteuil.
Je parle de justice sociale, d’égalité, d’accessibilité, de tout ce qui coince, avec un peu d’humour, beaucoup de vécu, et l’envie que ça change.

Vous pouvez me suivre sur LinkedIn, et aussi sur mon blog, Wheelcome.

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